« Le froid. Quelque chose d'étrange qui vous prend aux tripes quand vous y êtes confronté et qui vous ébranle jusqu'à la moelle, qui vous opprime pour mieux vous assujettir. Cette sensation implique immanquablement un sentiment d'abandon qui lui se diffuse alors, lentement, dans vos veines... Un doux poison qui vous gèle aussi sûrement que le froid. Ce froid qui règne en maître absolu sur mon cœur, avec comme vassaux le vide et la misère...

Aussi loin que je puisse me souvenir, ma vie a débuté au milieu de la verdure, du chant de l'eau et des gazouillis des oiseaux. Une petite maison simple, modeste, sans adultes présents 24h/24 -sans doute devaient-il travailler- : j'étais heureux. Et bien trop naïf à l'époque : que voulez-vous, ça c'était à cause de l'insouciance de mon jeune âge.

Nous avions deux hybrides à notre disposition. Gentils. Pour des hybrides, s'entend. Ou peut-être était-ce simplement la peur de se faire battre qui les poussait à être agréables avec leurs maîtres ? Je ne le saurai jamais au final. Mais c'est dérangeant de ne pas savoir quoi penser de tels êtres, aussi soumis. Durant mon enfance on m'a élevé pour les considérer comme des objets, inutiles sauf pour s'amuser, du moins si on peut appeler « éducation » les ordres de mes parents... Je pense que ranger ces êtres dans ce genre de catégorie à cause de certains de leurs attributs est surtout une excuse inventée par les scientifiques pour justifier leur envie de « jouets ». Quoi qu'il en soit, je me suis surpris à apprécier ces demi-humains bien plus que mes géniteurs : eux au moins me consolaient quand je faisais des cauchemars, m'offraient des câlins et des baisers à tout vent... Alors oui, j'étais heureux avec ces hybrides. Jusqu'à mes six ans la vie dans cette petite maison au cœur de la Nature était parfaite, idyllique même. Mais à mon septième anniversaire tout a basculé... Trop de bonheur tue le bonheur il paraît, mon quota a sûrement dû être dépassé durant ces sept longues années.

C'était pourtant une journée agréable, ensoleillée bien qu'assez fraîche. Il avait plu toute la nuit alors c'était agréable de se balader un peu dehors, avec mes deux nekos préférés. J'adorais voir les gouttelettes d'eau déposées sur les feuilles des arbustes, comme pour les cristalliser, les faisant étinceler face aux rayons du soleil. La balade s'éternisait, on s'éloignait de plus en plus de notre petit coin de verdure pour s'échapper vers la ville ; je n'avais pas encore eu l'occasion de voir autre chose que la couleur verte depuis ma plus tendre enfance, alors je ne me plaignais pas. Peut-être l'aurais-je dû. Remarquer la mine inquiète des deux félins qui m'accompagnaient, leurs brefs coups d'œil vers les arbres desquels on s'éloignait un peu plus à chaque seconde, leurs petites oreilles poilues dressées... Je vous le disais, j'étais trop insouciant.

Nous sommes finalement arrivés dans la ville, celle dont j'avais tant entendu parler. Je l'ai tout de suite détestée. Cette ville aux couleurs mornes, ternes, enveloppée dans un cocon de pollution, et surtout un capharnaüm que jamais je n'aurais pu imaginer, moi, le natif d'une petite clairière calme et couleur menthe à l'eau. Trop de gens, un monde tel que ça me vrillait la tête, je voulais rentrer, retourner chez moi. Je ne comprenais pas pourquoi ils m'avaient amené ici, et ils n'avaient pas l'air de vouloir m'expliquer quoi que ce soit. On n'explique jamais rien aux enfants. Sans doute pense-t-on qu'ils ne sont pas dignes de confiance ; ça, c'est une autre des idées préconçues des adultes. Et c'est frustrant.

Mes deux amis félins m'ont finalement amené devant une grande maison aussi peu accueillante que les autres aux environs immédiats, pauvre petite chose terne dissimulée dans un océan teint du gris de la désolation. Ils m'ont laissé simplement devant la porte après avoir frappé et sont partis aussitôt après - je comprends aujourd'hui à quel point cela leur faisait peur. Mais rentrer dans cette maison aura sans doute été le meilleur -et le pire- choix que j'aie fait de toute ma vie.

L'intérieur était, à mon grand étonnement, relativement coloré et décoré avec goût. Les murs étaient blanc cassé ; quelques touches arc-en-ciel venaient les égayer ici et là, apportées par quelques tableaux de peinture. Je me rappelle avoir tout de suite apprécié ces tableaux, ils apportaient un peu de gaieté dans ce hall d’entrée. La bonne odeur que dégage un plat mijotant depuis de longues heures se faufila jusqu’à mes narines et me fit saliver – je n’avais rien mangé depuis le matin même. J’ignorais toujours pourquoi je me trouvais là, j’étais un peu perdu même, aussi loin de mes repères, et cela devait se voir sur mon visage paumé. Ce qui fit d’ailleurs rire l’homme qui m’avait ouvert, et que je n’avais pas encore eu le temps de détailler. Je me figeai sur place en observant son visage, surpris. On pouvait dire que cet homme aimait la couleur –on était deux au moins- : les cheveux rouges, bleus, verts ; un œil marron l’autre vert clair ; et enfin, une cicatrice rosée s’étalant sur la moitié du beau visage en face du mien, du bas de l’œil gauche jusqu’à la commissure de ses deux lèvres bombées. Cet homme m’a tout de suite fait une bonne impression. Il est vrai que je n’apprécie que très peu accorder ma confiance à mes congénères –les Humains sont des enfoirés, autant le dire clairement…-, mais lui, c’était l’exception qui confirme la règle. Cet homme extravagant m’a tendu la main face à une situation qui me dépassait –j’apprendrai plus tard que mes « parents » comptaient nous abandonner, mes deux amis nekos et moi-, à moi, un petit enfant trop naïf perdu dans un tourbillon en noir et blanc.

Les années se sont écoulées lentement, goutte à goutte, comme un robinet mal fermé qui finit par former une flaque de plus en plus grande à ses pieds. Une flaque… Quelle belle métaphore de notre vie passée. Les jours finissent par devenir des semaines et rejoignent cette flaque, comme des gouttes d’eau qui s’écrasent lamentablement au sol et se dispersent dans tous les sens. L’eau n’a pas de couleur. Sauf quand elle se transforme en pluie. Là, elle devient grise et enveloppe la ville de ce manteau terne, comme pour mieux faire ressortir sa laideur…

Un « beau » jour de pluie justement, quelqu’un est venu frapper à notre porte. Nous avions l’habitude, avec cet Homme, de reccueillir chaque humain –ou hybride, mais peu d’entre eux osaient demander de l’aide à des Humains- qui nous demandait l’hospice. Ce jour-ci c’était un hybride, un bel homme brun avec d’adorables oreilles chocolat tâchetées de lait. Rien à voir avec l'Homme qui m'avait permis de rester chez lui ; cet hybride dégageait une telle assurance, une telle fierté dans ses yeux bleus comme les miens que je m'en suis senti chamboulé. J'ai bien entendu laissé entrer cet hybride qui me rappelait tant les amis que j'avais perdu de vue, mine de rien s'il avait sonné c'était pour se réchauffer ; je n'aurais jamais dû. Encore une fois.

Il était charmant et raffiné, et bien que méfiant il m'a laissé soigner ses plaies sans broncher. J'admirais ses attributs félins, c'était aussi doux que ceux de mes anciens amis, peut-être même plus encore. On pouvait sentir que celui-là n'était pas simplement un petit chaton docile ; c'était un vieux tigre avisé qui ne laisserait personne l'apprivoiser de sitôt. Mais pourtant, le temps aidant, il m'offrait des câlins et des bisous sans que j'aie à le lui demander explicitement. J'aimais ce beau brun ténébreux aux yeux tel le saphir le plus pur. Je n'y peux rien, j'ai toujours été sensible à la beauté -peut-être parce que je ne peux en trouver la moindre trace chez moi-, et j'avais un tel spéciment devant mes yeux que jour après jour je refusais de le laisser partir, quitte à m'accrocher à lui avec des yeux larmoyants s'il le fallait. Il en riait toujours, me frottait la tête -j'adorais ça- avec ses deux grandes mains si rassurantes, puis m'attirait à lui pour m'offrir un câlin. C'était étrange. Il avait réussi à m'apprivoiser, moi, alors que « normalement » c'était l'inverse qui était censé se produire. Mon Sauveur ne voyait pas cette relation d'un mauvais oeil, au contraire : il trouvait que j'avais repris des couleurs. Quel beau compliment.

Cependant mon beau ténébreux râlait de plus en plus, au fil des jours puis au fil des mois. La Liberté devait sûrement lui manquer, avec le recul je m'en rends compte, mais à l'époque je lui en voulais d'oser songer à me laisser seul. J'étais totalement, irrévocablement fou de lui ; quelle honte de ne me l'avouer qu'aujourd'hui.

Alors il est parti. Simplement. Et moi je me suis mis à tuer le temps, à laisser filer les jours sans plus les compter. A quoi cela aurait-il servi ? Déterminer le nombre exact de minutes passées sans lui, sans sa chaleur pour faire fuir le froid qui me hante, sans ces rayons de soleil qui illuminaient ma vie jusqu'alors... c'était insupportable.

J'avais besoin de couleur, pour égayer un peu ma vie. Et de chaleur aussi. Alors j'ai tout simplement chipé une des teintures de mon Sauveur ; une bleue -tant mieux, j'aime le bleu ♥- et me suis tout simplement teint les cheveux blonds que j'avais hérité de ma mère biologique - il parait que les anglais sont blonds. En parlant d'elle, je ne l'ai plus jamais revue. Ni mon père. Sans doute sont-ils partis vers d'autres contrées ♫

Quant à moi, j'ai fermé mon coeur, je l'ai cadenassé soigneusement et j'ai perdu la clé... Mais peut-être qu'un jour quelqu'un la retrouvera ? »